HISTOIRE DES CHEVALIERS HOSPITALIERS

 

DE ST JEAN DE JERUSALEM

Appelés depuis Chevaliers de Rhodes et depuis Chevaliers de Malte

 

Par M. l'Abbé de Vertot, de l'Académie des Belles Lettres, etc.

 

Dernière édition – A Amsterdam par la Compagnie

 

MDCCLXXII –1772

 

Page 4:…….La religion n'avait pas moins souffert que l'état, d'un si mauvais gouvernement. L'Orient était alors infecté de différentes hérésies, que l'esprit vif et trop subtil des Grecs avait fait naître. Des Evêques et des Moines, pour avoir voulu expliquer d'une manière trop humaine les différents mystères de l'Incarnation, s'étaient égarés; et pour comble de malheur, ils avaient su engager dans leur parti plusieurs empereurs, qui, au lieu de s'opposer aux incursions des Barbares, ne croyaient point avoir d'autres ennemis que ceux qui l'étaient de leurs erreurs.

Cependant, au milieu de tant de désordres, l'empire se soutenait encore par le poids de sa propre grandeur; et au commencement du VIIème siècle, l'Empereur Héraclius avait remporté quelques avantages sur les Scythes et sur les Perses. Mais pendant que ce prince était aux mains des Barbares, et qu'il vengeait l'empire de leurs ravages, l'Arabie vit sortir de ses déserts un …

Page 5: ….de ces hommes remuants et ambitieux, qui ne semblent nés que pour changer la face de l'Univers, et dont les sectateurs, après avoir enlevé aux Grecs les plus belles provinces de l'Orient, portèrent enfin les derniers coups à cet empire et l'ensevelirent sous ses propres ruines.

On voit assez que je veux parler de Mahomet, le plus habile et le plus dangereux imposteur qui eût encore paru dans l'Asie. Il était né vers la fin du VIème siècle, à la Mecque, ville de l'Arabie Pétrée, de parents idolâtres, de la tribu des Corashittes ou Corisiens, la plus noble de cette nation, et qui se vantait, comme la plupart des Arabes, d'être issue d'Abraham par Cédar, fils d'Ismaël. Le père de Mahomet l'avait laissé de bonne heure orphelin et même sans biens. Un des ses oncles se chargea de son éducation, et pendant plusieurs années l'employa dans le commerce. Il passa ensuite au service d'une riche veuve appelée Cadigha, qui le prit d'abord pour son facteur et depuis pour son mari. Un mariage si avantageux et où il n'eût osé porter ses espérances, les grands biens de sa femme et qu'il augmenta encore par son habileté, lui firent naître des pensées de grandeur et d'indépendance. Son ambition crut avec la fortune; et à…….

Page 6: …… peine sorti d'une condition servile, des richesses sans domination ne furent plus capables de remplir ses désirs, et il osa aspirer à la souveraineté de son pays.

Parmi les différents moyens qui se présentèrent à son esprit, aucun ne lui parut plus convenable que l'établissement d'une nouvelle religion; machine dont bien des imposteurs avant lui s'étaient déjà servis. Il y avait dans l'Arabie des idolâtres, des Juifs et des Chrétiens, Catholiques et Schismatiques. Les habitants de la Mecque étaient tous idolâtres, et si ignorants, qu'à l'exception d'un seul qui avait voyagé, il n'y en avait aucun qui sût lire ni écrire. Cette ignorance et cette diversité de culte parurent favorables à Mahomet; et quoiqu'il ne fût pas plus savant que ses concitoyens, qu'il ne sût ni lire ni écrire, et même qu'il passât pour un homme peu réglé dans ses mœurs, il ne laissa pas de former le hardi dessein de s'ériger en Prophète dans son propre pays, et à la vue des témoins de son incontinence.

Mais comme ce passage d'une vie voluptueuse à une communication si intime avec le ciel, n'eût pas été cru facilement, sous prétexte d'un changement entier dans ses mœurs, il rompit avec les compagnons et les ministres de ……

Page 7 :……..ses plaisirs; et pour se donner un plus grand air de réforme, l'hypocrite, pendant deux ans entiers, se retirait souvent dans une grotte du Mont-Hira, située à une lieue de la Mecque, où il ne s'occupait que de l'exécution de son projet. Au bout de ce terme, et sous prétexte de se débarrasser des pressantes instances que sa femme lui faisait pour le retirer de ce genre de vie si triste, il lui fit une fausse confidence de prétendues révélations, qu'il disait avoir reçues du Ciel par le ministère d'un de ces esprits du premier ordre, qu'il appelait l'Ange Gabriel. L'adroit imposteur tourna même des accès d'épilepsie, auxquels il devint sujet, en des extases qui lui étaient causées, disait-il, par l'apparition de ce ministre céleste, dont il ne pouvait soutenir la présence; et pour répandre insensiblement dans le public le bruit de ces révélations, il en confia, sous un grand secret, le mystère à sa femme. La qualité de femme de Prophète flattait trop la vanité pour la tenir cachée. Cadigha courut en faire part à ses meilleures amies: ce ne fut plus bientôt un secret: Mahomet l'avait bien prévu. Il s'en ouvrit depuis à quelques Citoyens de la Mecque, qu'il crut aussi aisés à persuader, et qu'il séduisit par son adresse et son habileté.

Page 8:….Si nous en croyons Elmacin Historien Arabe, Mahomet avait l'air noble, le regard doux et modeste, l'esprit souple et adroit, l'abord civil et caressant, et la conversation insinuante. D'ailleurs il ne lui manquait aucune des qualités nécessaires dans un Chef de parti; libéral jusqu'à la profusion, vif pour connaître les hommes, juste pour les mettre en usage selon leurs talents, toute la délicatesse pour agir sans se laisser jamais apercevoir; et il fit paraître depuis dans la conduite de ses desseins, une fermeté et un courage supérieurs aux plus grands périls. Bientôt soutenu par quelques disciples, il ne fit plus mystère de sa doctrine; et prenant de lui-même sa mission, il s'érigea en Prédicateur, quoique sans aucun fond de science: il se faisait écouter par la pureté de son langage, et la noblesse et le tour de ses expressions. Il excellait surtout dans une certaine éloquence orientale, qui consistait dans des paraboles et des allégories, dont il enveloppait ses discours.

Mais comme il n'ignorait pas qu'en matière de religion, tout ce qui paraît nouveau est toujours suspect, il publia qu'il prétendait moins en fonder une nouvelle, que faire revivre les anciennes Lois que Dieu avait données aux hommes, épurer ces Lois divines des fa-……

Page 9:…….bles et des superstitions qu'ils y avaient mêlées depuis. Il ajoutait que Moïse, et Jésus fils de Marie, leur avaient à la vérité annoncé successivement une sainte doctrine, et que ces deux grands Prophètes, disait-il, avaient autorisée par des miracles éclatants; mais que les Juifs et les Chrétiens l'avaient également altérée et corrompue par des traditions humaines; qu'enfin, Dieu l'avait envoyé comme son dernier prophète, et plus grand que Moïse et Jésus, pour purifier la Religion des fables que les hommes, sous le nom de mystères, y avaient introduites; et pour réduire, s'il pouvait, tout le genre humain dans l'unité de créance, et dans la profession de la même foi. L'habile Imposteur, après avoir préparé les esprits par de pareils discours, bâtit son système de différentes pièces, qu'il prit de la religion des Juifs, et de celle des Chrétiens; et pour y réussir, il s'était fait aider secrètement dans sa retraite par un Juif Persan, et par un Moine Nestorien, tous deux apostats, très savants dans leur Religion; et qui lui avaient lu l'un et l'autre plusieurs fois l'ancien et le nouveau Testament. Il en ajusta ensuite les différents passages à son nouveau discours, et à mesure que, par le secours de ces deux renégats, il avait mis au net quelque article, il le revêtait d'un style…

Page 10:……pompeux et figuré, où il tâchait tantôt d'imiter le sublime du commencement de la Genèse, et tantôt le pathétique des Prophètes. Il publiait ensuite qu'il venait de recevoir du Ciel cet article; et sous prétexte qu'il n'était que le dépositaire et le hérault de cette doctrine céleste, il renvoyait ceux qui lui faisaient des objections à l'Auteur prétendu de ces révélations, et il faisait valoir son ignorance même pour preuve du peu de part qu'il avait dans cette nouvelle Religion.

Il emprunta des Juifs le principe de l'existence et de l'unité d'un seul Dieu; mais sans multiplication des personnes divines; il enfreignait en même temps la créance de la Résurrection, du Jugement universel, des récompenses et des peines de l'autre vie. Les Chrétiens lui fournirent l'exemple d'un carême qu'il prescrivit, l'usage fréquent à la prière, qu'il fixe à cinq fois par jour, la charité envers les pauvres, et le pardon des ennemis. Et en faveur des Payens, il admit certaine espèce de prédestination malentendue, que les anciens idolâtres appelaient communément le Destin; décret éternel qu'ils croyaient supérieur, même à la volonté de leurs Dieux.

Ce mélange de différentes Religions, où chacun croyait trouver des traces de son ancienne créance, séduisit plusieurs….

Page 11:……Citoyens de la Mecque; et l'adroit Imposteur, pour établir ses erreurs, sut mettre en œuvre de grandes vérités, et même l'apparence de grandes vertus. Le Magistrat de la Mecque, alarmé du progrès que faisait cette secte, en proscrivit l'Auteur et ses partisans; le faux Prophète prit la fuite, et se retira dans une autre ville de l'Arabie Pétrée, appelée Yatrib, et qu'il nomma depuis Medina-al-nabi, ville du Prophète. Cette fuite si célèbre parmi les Mahométans, et qu'ils appellent dans leur langue l'Hégire, a fourni depuis à leurs Historiens l'époque de leur chronologie; et la première année de cette époque Musulmane tombe, selon la plus commune opinion, dans la vingt-deuxième année du septième siècle (a).

Le péril que Mahomet avait couru à la Mecque , lui ayant fait connaître que, par la voie seule de la persuasion, il ne viendrait pas à bout de ses desseins ambitieux, il résolut d'avoir recours aux armes. L'imposteur ne manqua pas d'appeler le Ciel à son secours, et bientôt il publia que l'Ange Gabriel lui avait apporté, de la part de Dieu, une épée, avec ordre de…..

(a)                Nota: Que l'année des Musulmans n'est que de 11 mois lunaires, qui font seulement 354 jours: ainsi 33 de nos années font à peu près 34 des leurs.

Page 12:……l'employer pour soumettre ceux qui refuseraient d'embrasser la nouvelle Religion.

Il ne faut point chercher ailleurs la cause des progrès étonnants que cette secte impie fit en si peu de temps dans l'Arabie, et ensuite dans la plus grande partie de l'Asie Mineure: et apparemment que si Mahomet l'eût pu prévoir, il se serait épargné la peine de forger tant de révélations, et de rajuster ensemble tant de pièces détachées des autres Religions. Cet Apôtre armé commença ce nouveau genre de mission par faire des courses sur ses voisins. L'appât du butin, qui a tant de charmes pour les Arabes, en attira un grand nombre sous ses enseignes: aucune caravane n'osait plus passer proche des endroits où il se trouvait, sans s'exposer à être pillée; et en faisant le métier de voleur, il apprit insensiblement celui de conquérant. De ses soldats, et même des ennemis vaincus, il en faisait de nouveaux disciples: il les nomma Musulmans, c'est-à-dire fidèles, ou gens qui sont entrés dans la voie du salut. Bientôt aussi grand Capitaine qu'éloquent Prédicateur, il s'empara de la Mecque; la plupart des places-fortes, et des châteaux de l'Arabie tombèrent sous l'effort de ses armes. Il était secondé dans les guerres par Abubekre… (n.d.l.r. : Abu Bakr)

Page 13:……son beau-père, par Aly son cousin et son gendre, et par Oman et Otman, tous quatre ses Apôtres et ses principaux Capitaines, tous fanatiques de bonne foi, et qui se firent volontiers les sujets d'un imposteur, dont ils n'avaient été d'abord que les disciples. Mahomet par sa valeur et par son habileté, sut réunir en sa personne le sacerdoce avec l'empire; et en 23 ans de son prétendu apostolat, d'autres disent seulement la dixième année, presque toute l'Arabie se trouva soumise à sa domination et embrassa en même temps sa nouvelle doctrine.

Le faux Prophète en mourant avait désigné pour son successeur Aly, qui avait épousé sa fille, appelée Fatime; mais le gendre du Prophète éprouve que les dernières volontés des Princes les plus absolus sont ordinairement ensevelies dans leur tombeau. Abubekre, comme beaucoup plus âgé qu'Aly, lui fut préféré par le crédit d'Omar et d'Otman, qui, par le choix d'un vieillard, s'ouvrirent un chemin pour parvenir à leur tour à la même dignité, et l'élection d'Abubekre fit naître depuis des schismes et les guerres civiles qui s'élevèrent entre les Mahométans. Les successeurs de Mahomet prirent le titre de Califes, c'est-à-dire Vicaires du Prophète, ou d'Almouménins, Princes ou……

Page 14:…….Commandeurs des Croyants. Ces premiers successeurs, pleins de ce feu et de ce zèle qu'inspirent toujours une nouvelle religion, étendirent en différentes contrées la doctrine de leur Maître, et leur propre domination: l'une ne marchait point sans l'autre. Ils achevèrent d'abord la conquête de l'Arabie, dont ils chassèrent les Perses et les Grecs. Ils enlevèrent ensuite à ces derniers, Damas, Antioche, et toute la Syrie, pénétrèrent dans la Palestine, emportèrent Jérusalem, passèrent en Egypte, qu'ils fournirent à leur empire, détruisirent entièrement la monarchie des Perses, s'emparèrent de la Médie, du Korassan ou Bactriane, du Diarbeck, ou Mésopotamie. Ils entrèrent ensuite dans l'Afrique, où ils ne firent pas des progrès moins surprenants, et dont ils subjuguèrent toute la côte occidentale à l'égard de l'Egypte.

Je ne parle point des îles de Chypre, de Rhodes, de Candie, de Sicile, de Malte et du Goze, qu'ils ravagèrent, ou dont ils se rendirent maîtres, non plus que des Espagnes, où les arabes, dès le commencement du huitième siècle, fondèrent un nouvel empire sur les ruines de la monarchie des Goths. De grandes provinces de la France, situées au-delà de la Loire, furent exposées à la fureur de leur armes, et sans….

Page 15:…….. la valeur incomparable de Charles-Martel, ce royaume n'aurait pas eu un sort plus favorable que l'Espagne. Enfin, ils menaçaient le monde entier de leurs fers, et les malheureux restes de l'empire grec, dès ce temps-là, n'auraient pas pu tenir contre une puissance si redoutable, s'il ne se fut élevé des guerres civiles entre les Chefs de cette nation. Mais les Gouverneurs des provinces, trop puissants pour des particuliers, s'en firent les Souverains. On vit entre différentes contrées de l'Asie et de l'Afrique, et en différents temps, jusqu'à cinq califes, qui tous se prétendaient issus de Mahomet., et les véritables interprètes de sa loi . La plupart même de ces califes, ensevelis depuis dans le luxe et la mollesse, remirent le Gouvernement civil et militaire de leurs états à des Emirs et Soudans, espèce de Maires de Palais, qui ne furent pas longtemps sans s'en rendre les maîtres absolus, et dont la plupart ne laissèrent aux Califes que l'inspection sur les affaires de la Religion, le droit d'être nommés les premiers dans les prières publiques, et d'autres honneurs de pure cérémonie, sans puissance et sans domination.

De toutes les conquêtes que ces infidèles avaient faites, il n'y en eut point de plus sensible aux Chrétiens que cel-…..

Page 16:…….le de la Terre Sainte, et de la ville de Jérusalem. Depuis que la Religion Chrétienne, sous l'empire du Grand Constantin, était devenue la Religion dominante, c'était le pèlerinage le plus célèbre de toute la chrétienté. Les Chrétiens Grecs et Latins, dans la pieuse confiance de trouver au pied du tombeau de J.C. la rémission des plus grands péchés, accouraient toujours à Jérusalem avec le même empressement, et d'autant plus que l'accès en avait été jusqu'alors sûr et facile par les terres de l'Empire. La révolution qui venait d'arriver changea cette disposition; et ces Infidèles, quoiqu'ils révérassent JESUS-CHRIST comme un grand Prophète, pour grossir leurs revenus, imposèrent une espèce de tribut sur tous les pèlerins étrangers que la dévotion conduisait au saint Sépulcre. Mais cette avanie ne fut pas capable de refroidir la dévotion des Chrétiens de ce temps-là: pendant près de trois cents ans, ce fut toujours la même affluence des nations chrétiennes, et même des peuples de l'occident les plus éloignés. Vers le milieu de l'onzième siècle, les califes ou les Soudans d'Egypte, alors maîtres de la Palestine, souffrirent que les Chrétiens Grecs, qui étaient leurs sujets, pussent s'établir dans Jérusalem . Et afin qu'ils ne fussent pas confondus avec les…..

Page 17:……..Musulmans, le Gouverneur de cette capitale de la Judée leur avait assigné pour demeure le quartier le plus voisin du Saint Sépulcre.

L'éclat des conquêtes et de la puissance de l'Empereur Charlemagne, ayant passé de l'Europe dans l'Asie, le calife Aaron Rasched, un des puissants Princes de l'Orient, permit depuis aux Français, à sa considération, d'avoir dans la Sainte Cité une maison particulière pour y recevoir les pèlerins de cette nation. Eginard rapporte que le Patriarche de Jérusalem envoya à ce grand Prince , de la part du Calife, les clefs du saint Sépulcre, de l'Eglise du Calvaire, avec un étendard, que le célèbre Abbé Fleury, moderne Historien de l'Eglise, croit avoir été le signe de la puissance et de l'autorité qu'Aaron avait remise au Prince Chrétien. Un autre Ecrivain moderne, si savant dans nos antiquités, dans le livre 17 des Annales de son Ordre, nous parle d'un certain Moine Français, appelé Bernard, qui vivait en 870, et qui dans la relation d'un voyage fait à la Grande Cité, rapporte qu'il y avait trouvé un hôpital pour les latin, et que dans la même maison on conservait une bibliothèque, recueillie par les sopins et la libéralité de l'Empereur.